Le chaâbi entre histoire et théorie
La musique, connue sous le vocable chaâbie qui veut dire populaire, représente en
vérité, même s'il en découle une polysémie, une myriade de genres lyriques qui tirent, généralement,leur substance d'un substrat poétique appelé melhoun,lequel est une forme de poésie écrite en arabe dialectal,à savoir dans la langue propre des régions du
Maghreb. Cette poésie, appelée Qacida ou q'çayed au pluriel, est la plus élaborée des
formes de versification.
Si en Algérie ce genre musical s'est imposé à Alger au XXe siècle par le truchement
de maîtres qui ont pour nom Mohamed Bensmaïn, Mustapha Derouiche, Ahmed Mekaïssi, Mohamed Essafsafi,Malek Hadad, Mahmoud Zaouche, Saïd Derres, Saïdi Abderrahmane et Mustapha Nador, il n'en reste pas moins que c'est par la personne de M'hamed El Anka (1907-1978) que le chant chaâbi a connu ses lettres de noblesse. De parsa farouche détermination à vouloir purifier un mode musical à l'origine quasi ésotérique,
M'hamed El Anka a, en définitive,imposé un modèle dont il est le génie créateur d'autant
qu'il a le mérite de l'avoir institué en tradition suivie de tous.
Et c'est à La Casbah d'Alger, berceau de plusieurs arts et cultures, que ce genre
va éclore. Cheikh Nador, de son vrai nom Mustapha Saïdji (1874-1926), y jouera un rôle
prépondérant dans l'émergence du genre medh. Cet élève de l'érudit Si Abderrahmane El
Meddah, qui était le bach qaçad ou cheikh El Hadhra du mausolée de Sidi Abderrahmane Etthaâlibi, a séjourné au Maroc d'où il a ramené un lot non négligeable de qacidate de poètes marocains.
El Anka, parrainé par ce dernier, se familiarisera avec les textes chantés par Nador,
ceux-là même qui le destineront plus tard à une carrière de grand cheikh. Entre temps, un
autre chanteur faisait parler de lui. C'est Abdelghani Bouchiba (1903-1957). Egalement élève de Mustapha Nador, Bouchiba faisait partie de l'orchestre de celui-ci en qualité de joueur de banjo. Hadj M'rizek (1912-1955), Hadj Menouar (1913-1971) et Khelifa Belkacem
(1907-1951) imposeront leurs noms sur la scène artistique de la plus veille cité d'Alger.
Origines de la musique chaâbie
Dérivant musicalement de l'andalou, le chaâbi s'est inspiré des modes usités dans la
nouba mais se veut plus disparate puisque l'on se permet de marier deux modes à la fois
pour en créer un seul, tel le hawzi qui est une improvisation inspirée des modes mezmoum et mouel et le sahli qui demeure une pure création des musiciens chaâbi. Ces procédés subsidiaires au fond de baseque sont les sept modes fondamentauxde la musique araboandalouseont donné au chaâbi cette particularité de se distinguer
de la musique mère.
Les qacidate ou poèmes chantés
Ses textes sont des qacidate ou poèmes qui sont parfois très longs. Ils sont agrémentés
par une musique à la composition légère et douce afin de les rendre agréables à l'écoute et d'éviter la monotonie de la déclamation car, en fait, la musique n'est qu'un prétexte
pour véhiculer un message porté par le texte lui-même.
Les poètes rendus célèbres par des compositions de haute facture sont nombreux. On
peut citer, côté marocain, Abdelaziz El Maghraoui,Mohamed Ennedjar, Mohamed Benali Ould Er'zine, M'barek Essoussi, Kaddour El Alami, et du côté algérien, Lakhdar Benkhelouf, Mohamed Ben M'saïb, Mohamed et Boumedienne Bensahla,Ahmed Bentriki, Kaddour Benachour Ezzarhouni... Si les poètes algériens sont restés fidèles à la structure des poésies arabes classiques ou en vers réguliers qu'on appelle El m'beyet, les Marocains se
sont évertués dans la créativité ou b'diî, qui est une forme poétique libre où le respect de la rime ou de la strophe n'est pas obligatoire.
Ainsi, il existe plusieurs formes appelées meksour dj'neh (aile brisée), le soussi mezlouk (qacida en rosaire) et le m'cheteb (qacida dodue).
Ces formes poétiques donnent plus d'aisance et de liberté à la composition musicale.
Le bit wa siah
Toutefois, il existe une forme musicale très en vogue en Algérie, appelée bit wa siah
et par laquelle l'on détermine les capacités vocales et instrumentales de l'interprète d'autant que dans ce style la quasitotalité des modes est passée en revue permettant à l'auditeur de ne pas être absorbé par l'uniformité d'une mélodie monotone surtout si l'on tient compte de la durée de la qacida chantée qui dure parfois jusqu'à 45 minutes.
L'explication étymologique du bit wa siah provient de l'arabe qui désigne une strophe et
un prélude. Le chanteur a toute la latitude de choisir les modes qu'il veut dans cette forme de chant. Toutefois, au Maroc on appelle cette manière de chanter el mechergui bel âroubiyet.
Les instruments utilisés dans le chant chaâbi
L'instrument roi de la chanson chaâbie est à l'évidence le mandole. Intronisé par El Hadj
M'hamed El Anka, cet instrument, de par sa puissance de résonance, deviendra l'objet
incontournable de l'orchestre composé également d'un joueur de banjo, un autre de violon alto et deux percussionnistes tar et derbouka. Le mandole, dont l'étymologie provient du mot espagnol al mandra en raison de sa forme en amande, avait été imaginé par
El Hadj M'hamed El Anka et qui a demandé au maître luthier Belido la facture d'un instrument plus grand que la mandoline ou ç'nitra qui existait déjà.
Mohamed Belarbi